Chapitre 13
La superstition a ses
bons côtés.
— Eh bien, Sitt Hakim, admettrez-vous que ce cas dépasse vos compétences ? fit une voix derrière moi.
Bien sûr, c’était Emerson. Sa voix avait cette désagréable inflexion traînante indiquant qu’il est d’humeur sarcastique. Je me retournai, en maintenant le rabat ouvert.
— Il est mort, dis-je. Comment étiez-vous au courant ?
— Inutile de posséder de grandes connaissances médicales pour comprendre qu’un homme ne peut vivre très longtemps avec un poignard dans le cœur.
Je n’avais pas encore remarqué le manche du poignard, étant bien plus secouée que je ne voulais l’admettre, surtout devant Emerson.
— Pas dans le cœur, rectifiai-je, le poignard est au centre de la poitrine. La plupart des gens commettent cette erreur. La lame a dû lui percer un poumon. Dans son état, même une blessure légère l’aurait tué.
Carrant les épaules, je me dirigeai vers Mohammed. Emerson me repoussa rudement et se pencha sur le corps. Je n’élevai aucune objection. Si repoussant qu’eût été Mohammed de son vivant, il était encore plus répugnant mort. Après quelques instants, j’entendis un vilain bruit de succion et Emerson se redressa, le poignard à la main.
— Il n’est mort que depuis quelques heures, le sang a séché, mais ni la mâchoire ni les extrémités ne présentent le moindre signe de rigidité. Le poignard ressemble à ceux que portent la plupart des hommes, il n’a aucune marque distinctive.
— Il faut fouiller cet abri ! dis-je avec fermeté. Laissez-moi passer, l’assassin a peut-être laissé des indices.
Il me saisit le bras et m’entraîna au-dehors.
— Quand on possède un chien, on n’est pas censé aboyer, fit-il. Où est votre petit détective ?
Il était assis près du feu avec les autres, buvant tranquillement son thé. La surprise – de courte durée – fut bien plus grande que l’horreur quand Emerson annonça gravement que Mohammed n’était plus. Charlie semblait aussi stupéfait que les autres, ce qui ne fit que renforcer mes soupçons. Si un espion et un traître n’apprend pas à feindre l’émotion de façon convaincante, il ne reste pas longtemps dans la profession.
Cyrus fut le seul à comprendre aussitôt la gravité du coup qui nous était porté.
— Sacré nom d’une pipe ! Ne vous adressez aucun reproche, ma chère, vous avez fait tout ce que vous pouviez. Une blessure aussi grave…
— Même les talents de la grande Sitt Hakim n’auraient pu prévaloir dans ce cas, dit Emerson. (Il jeta devant lui le poignard qu’il dissimulait jusque-là derrière son dos.) Mohammed a été assassiné – et pas par moi… L’acte a été perpétré pendant les heures d’obscurité. Avec ce poignard.
Les autres examinèrent l’arme comme s’il s’agissait d’un serpent prêt à mordre. Charlie fut le premier à parler.
— On l’a donc délibérément réduit au silence ! C’est affreux ! Cela veut dire qu’il y a un traître parmi nous !
Je devais reconnaître qu’il était parfait.
— Nous le savons bien, s’impatienta Emerson, et maintenant qu’il est trop tard, nous savons que Mohammed représentait un danger pour le traître ou son chef. Comment diable l’assassin a-t-il pu échapper à votre garde, Vandergelt ?
— Je vais vite le savoir ! grogna Cyrus.
— Mr O’Connell désire sans doute vous accompagner, fit Emerson comme Cyrus se relevait.
Kevin ne semblait guère pressé.
— Laissez-moi au moins finir de déjeuner, plaida-t-il. Si ce type est mort, il peut bien attendre quelques minutes de plus.
— Vous n’avez guère cette obstination qui caractérise la plupart de vos semblables, Mr O’Connell, je pensais que vous seriez le premier à vous précipiter pour examiner le corps, scruter son visage hideux, tâter la plaie, fouiller ses vêtements sanglants, ramper par terre à la recherche d’indices. Ce ne sont pas quelques puces, poux et mouches qui peuvent gêner un homme aux nerfs si bien trempés. Toutefois, faites attention aux scorpions.
Le visage de Kevin avait quelque peu verdi.
— Arrêtez, Emerson, fis-je, Allez, Kevin, je vous accompagne.
— Chacun à son goût, murmura Emerson en français.
Il s’assit et tendit la main vers la théière.
Comme je m’y attendais, Kevin ne me fut d’aucune aide. Après un unique regard au corps immobile de Mohammed, il se détourna en hâte et se mit à griffonner dans son carnet, tandis que je rampais sur le sol et accomplissais tout ce qu’Emerson avait prescrit. Cependant je ne tâtai pas la plaie, ce n’était pas nécessaire puisque les taches sur la lame indiquaient de façon précise la profondeur de la blessure.
Pendant que je cherchais des indices, Cyrus interrogeait le garde. J’entendis l’essentiel de leur conversation ; la voix de Cyrus était assez forte et le garde se défendait avec une vigueur croissante. Il maintenait que personne ne s’était approché durant la nuit. Oui, il aurait pu s’assoupir, nul ne l’avait relevé, et un homme ne peut se passer de sommeil indéfiniment. Mais son corps bloquait l’entrée de l’abri et il jurait qu’il se serait réveillé instantanément si quelqu’un avait tenté de passer.
— Le garde n’y est pour rien, Cyrus, lui criai-je. L’assassin n’est pas entré par là. Venez voir.
La fente dans la toile de tente m’aurait échappée si je n’avais précisément cherché quelque chose de ce genre. Elle avait été faite par une lame très tranchante, celle-là même sans doute qui avait pénétré la poitrine décharnée de Mohammed.
— L’assassin n’avait même pas besoin d’entrer, dis-je, il lui a suffi de passer le bras pour frapper. Il devait savoir exactement où était placé le lit de Mohammed. Et j’avais laissé une lampe allumée, pour que le garde puisse voir à l’intérieur. C’était une perte de temps que de chercher des indices sous la tente. Allons voir s’il a laissé des empreintes au-dehors.
Bien entendu, il n’en avait laissé aucune.
Je congédiai Kevin, ravi de pouvoir partir, mais retins Cyrus par le bras, pour laisser Kevin prendre de l’avance.
— Maintenant, prendrez-vous les mesures que je suggérais ? soufflai-je, Charlie doit être mis hors d’état de nuire. Vous étiez prêt à le faire pour Kevin…
— Et je le suis toujours. Il n’y a pas que les archéologues qui soient accessibles à la cupidité.
Je crois avoir laissé échapper un cri.
— Vous ne voulez pas dire…
— Qui, mieux que l’homme vous l’ayant adressée, pouvait savoir que vous aviez reçu une invitation que vous ne refuseriez pas ? Depuis le début, je me disais qu’il y avait là quelque chose de bizarre. Un dur à cuire comme O’Connell se serait faufilé jusqu’à vous, plutôt que de vous demander de le rejoindre. Il vous a pratiquement forcée à l’amener ici, et maintenant, voyez ce qui arrive – dès sa première nuit parmi nous.
— Non. Sûrement pas Kevin.
Ce n’était pas la première fois que ces mots jaillissaient de mes lèvres. Kevin ne m’avait sans doute pas entendue, mais à cet instant précis il se retourna vers nous. Peut-être fut-ce l’effet de mes nerfs surmenés, l’angle ou la lumière, mais je vis sur son visage une expression rusée, furtive. Je n’avais jamais vu ce visage sous un jour aussi sinistre.
Aidée d’un Kevin parfaitement inefficace, j’interrogeai les autres dans l’espoir d’établir des alibis. Je n’espérais pas de résultats probants, et n’en obtins aucun. Tous prétendaient dormir du sommeil du juste, et niaient avoir entendu le moindre bruit insolite. Charles jura que René n’aurait pu quitter la tente sans l’éveiller, et René fit de même à propos de Charlie. Cela ne signifiait rien. Je pouvais en dire autant – et le fis – en ce qui concernait Bertha. Mais cet acte méprisable avait dû être accompli en moins de cinq minutes et, innocents ou coupables, nous étions tous assez fatigués pour dormir profondément.
Emerson m’observait avec un amusement acide qu’il ne faisait aucun effort pour dissimuler. Finalement, il dit :
— Alors, MISS Peabody, vous êtes satisfaite ? J’aurais pu vous dire que tout cela était une perte de temps. Y a-t-il quelqu’un, en dehors de moi, ayant l’intention de travailler aujourd’hui ?
Prenant cela – à juste titre – pour un ordre, René et Charles suivirent Emerson et son exemple. Le chat aussi.
J’étais d’humeur assez morose en préparant mon matériel – carnet de notes, crayons, règle graduée, gourdes d’eau, bougies et allumettes. Je me demandais si je pourrais endurer toute cette journée, si elle devait continuer comme elle avait commencé. Emerson s’était remis à m’appeler MISS Peabody. Il ne m’avait pas demandé mon aide. Au lieu de progresser vers cette compréhension croissante que j’appelais de mes vœux, nous étions plus distants que jamais.
S’il en avait fallu encore davantage pour me démoraliser, l’annonce de l’endroit où nous allions travailler aurait fait l’affaire. Cyrus avait décidé d’explorer la nouvelle tombe. Elle n’était signalée par aucun des précédents visiteurs de l’oued, de sorte qu’on pouvait bel et bien la dire inconnue, et rien n’enflamme l’imagination d’un excavateur comme l’espoir d’être le premier à pénétrer dans un tel sépulcre. De toute évidence, Emerson connaissait déjà cet endroit, comme Cyrus le fit remarquer avec amertume :
— Il en sait bien plus qu’il n’en dit sur un tas de choses, cet entêté. Il pense qu’il n’y a rien d’intéressant à trouver ici, sinon il aurait creusé lui-même depuis longtemps, mais il n’a pas la science infuse, ce fichu bonhomme, et il doit bien y avoir quelque chose là-dedans.
Je ne lui avais pas parlé de ma découverte. Le chaton de bague était toujours dans ma poche. Il me semblait le sentir peser sur mon cœur – ce qui était idiot, car il était minuscule et très léger. Si j’avais obéi aux règles que me dictait ma conscience archéologique, je l’aurais laissé au campement, bien à l’abri dans une boîte, en inscrivant sur l’étiquette le lieu et la date de sa découverte. Je ne puis expliquer ou justifier la stupide lubie qui me disait de le garder sur moi, telle une amulette pour écarter le danger.
Les anciens dieux démoniaques d’Égypte, à têtes d’animaux, avaient été bannis par le roi hérétique, mais il est plus facile d’édicter des lois que de les faire appliquer quand l’interdit s’oppose à des désirs et besoins passionnés, profondément enracinés dans l’âme humaine. Nos précédentes fouilles avaient démontré que le menu peuple n’avait pas abandonné ses bien-aimés dieux domestiques. Sobek était un dieu crocodile dont le principal lieu de culte se trouvait à Fayoum, tout au nord. C’était la première fois qu’on en trouvait une représentation à Amarna ; néanmoins sa présence n’était pas plus surprenante que celle de Bès, le grotesque petit patron du mariage, ou de Thouéris, qui protégeait les femmes enceintes. Mais pour moi, tomber là sur une image du dieu crocodile, après avoir échappé de justesse à un péril mortel… Est-il si surprenant que la superstition luttât dans mon esprit avec la raison ?
D’abord, le serpent, et maintenant le crocodile. Le troisième sort nous menaçait-il ? Si les traditions du mythe et des légendes se vérifiaient, ce serait le plus dangereux de tous.
*
* *
Les hommes durent passer la majeure partie de la journée à dégager l’entrée de la tombe, obstruée par des rochers tombés de la falaise. Certains étaient de taille considérable, et l’éboulis, durci par les inondations répétées, avait séché en prenant la consistance du ciment. C’est moi qui fis remarquer à Cyrus qu’il fallait tamiser ces débris. L’eau pouvait avoir envahi la tombe par l’ouverture au-dessus et par d’autres encore à découvrir, comme cela était arrivé plus d’une fois, et des objets pouvaient avoir été entraînés dans l’éboulis.
Seules les bonnes manières de Cyrus et – me plaît-il de croire – son respect pour mes compétences professionnelles l’empêchèrent de protester vigoureusement contre ce travail long et fastidieux. La sagesse de mes méthodes n’apparut que tard dans la journée. Le fragment brisé que nous découvrîmes aurait certainement échappé à l’attention de chercheurs moins minutieux.
Ce n’était qu’un morceau d’albâtre (ou plus exactement, de calcite), long de cinq centimètres et apparemment sans forme précise. Le mérite d’en reconnaître la valeur revint à Feisal – qui bien sûr avait été formé selon mes méthodes. Il me l’apporta, souriant d’avance des louanges que je lui décernerais.
— Regardez, Sitt, il y a une inscription. Vous voyez les hiéroglyphes ?
L’excitation qui envahit chaque membre de mon corps quand je déchiffrai ces quelques signes fut suffisante pour balayer, momentanément, toute autre considération. Appelant Cyrus d’un cri perçant, je lui montrai l’inscription brisée.
— « La grande épouse du roi, Neferneferuaten Néfertiti. » C’est un morceau de chaouabti, Cyrus, un chaouabti appartenant à Néfertiti !
— Un oushebti ?
Cyrus m’arracha l’objet. Je lui pardonnais son manque passager de courtoisie. Comme moi, il mesurait toute l’importance de l’inscription.
Les oushebtis, ou chaouabtis, sont des objets de nature exclusivement funéraire. Ce sont des images du défunt (ou de la défunte) qui s’animent dans l’au-delà pour le servir et travailler à sa place. Plus une personne était riche, plus elle possédait de ces statuettes. On avait découvert une foule d’oushebtis portant le nom d’Akhenaton ; Emerson en avait encore trouvé trois la veille, dans la tombe royale. Mais celui-ci était le premier que je voyais, ou dont j’entendais parler, portant le nom de la reine.
— Dieu tout-puissant, Amelia, vous avez raison ! Ce sont les jambes et une partie des pieds d’un oushebti. Il ne peut provenir de la tombe royale…
— Nous ne pouvons être sûrs de rien.
À mon grand regret, je dois dire que certains savants concoctent des histoires fantastiques à partir de preuves discutables. Je ne me suis jamais laissée aller à cette faiblesse et mon devoir était de mettre Cyrus en garde contre trop d’enthousiasme.
— Des débris du matériel funéraire d’Akhenaton, y compris des oushebtis, ont pu être jetés hors de sa tombe, poursuivis-je, et une violente inondation aurait pu les entraîner assez loin dans l’oued. Mais cet objet n’appartient pas à son équipement funéraire personnel. Le nom de Néfertiti apparaît au côté du sien sur de nombreux objets, mais les oushebtis n’étaient fabriqués et nommés que pour la personne décédée.
Cyrus tenait l’objet aussi religieusement que s’il avait été fait d’or pur.
— Alors, il doit provenir de son équipement à elle, et c’est sa tombe que nous avons trouvée !
— Non, fis-je à regret. Si elle a bien été enterrée séparément, sa tombe doit être plus proche de celle de son mari. D’après le peu que nous ayons vu de celle-ci, elle semble minuscule et inachevée. Mais c’est quand même une découverte remarquable, Cyrus. Félicitations !
— Le mérite vous en revient, ma chère.
— Et à Feisal.
— Oh, bien sûr. (Cyrus donna une solide bourrade dans le dos de Feisal.) Vous aurez un bon bakchich, mon vieux. Et il sera encore plus gros si vous trouvez d’autres pièces comme celle-ci.
Mais quand le crépuscule nous obligea à interrompre le travail, aucune autre découverte intéressante n’avait été faite. La frustration de ses espoirs mit Cyrus de mauvaise humeur ; je dois toutefois reconnaître que sa conduite était un modèle de résignation comparée aux démonstrations auxquelles Emerson se livrait parfois.
— J’en ai assez d’essayer de me laver dans une tasse d’eau, grommelait le pauvre Cyrus tandis que nous regagnions le campement à pas lents. Si je ne trouve pas bientôt une baignoire, même les mules ne voudront plus m’approcher, alors les dames…
— La dame n’est pas en meilleure condition, répondis-je en souriant. J’avoue que de tous les inconvénients de la vie en plein air, c’est l’impossibilité de se laver correctement qui me gêne le plus. Si je ne me trompe, nous serons demain vendredi, les hommes demanderont leur jour de repos, alors je présume qu’Emerson a l’intention de retourner au fleuve.
— On ne peut être sûr de rien avec ce bouc à tête de cochon, dit Cyrus, en veine de descriptions pittoresques.
Je promis de voir ce que je pourrais faire pour convaincre Emerson. J’espère que personne ne croira que je désirais un répit dans notre labeur par manque de stoïcisme. Une dame aime toujours à être fraîche et élégante, et une dame qui tente de conquérir le cœur d’un gentleman ne peut croire au succès quand elle a l’aspect d’une momie poussiéreuse et l’odeur d’un vieil âne. Pourtant, là n’étaient point mes raisons (du moins, je ne le crois pas) de souhaiter quitter l’Oued Royal. L’endroit commençait à m’oppresser. Les parois rocheuses semblaient se rapprocher, les ombres s’épaissir. J’avais parcouru des tunnels poussiéreux à quatre pattes, m’étais engagée dans des trous à peine assez larges pour me livrer passage, sans jamais éprouver ce sentiment de claustrophobie qui m’étreignait à présent.
Les autres étant rentrés eux aussi, je me mis en quête d’Abdullah. Lui et les autres ouvriers avaient leur propre campement, ils étaient terriblement snobs (avec quelque raison, étant les ouvriers qualifiés les plus recherchés du pays) et se refusaient toujours à frayer avec des inférieurs. J’avais emporté ma mallette médicale et, en voyant les sourires ravis qui m’accueillirent, j’eus honte de ne pas avoir pris le temps de venir palabrer avec eux, ni même de demander s’ils avaient besoin de soins.
J’eus encore plus honte quand ils me montrèrent toute une série de blessures bénignes, allant d’un doigt écrasé à un cas assez sérieux d’ophtalmie. Après avoir nettoyé les yeux de Daoud avec une solution d’acide borique, et soigné les autres plaies, je les réprimandai sévèrement de ne pas être venus me voir immédiatement.
— Demain, nous retournerons au fleuve, dis-je, mes réserves de médicaments sont au plus bas, et nous avons tous besoin de repos.
— Emerson ne voudra pas, objecta tristement Abdullah.
— Ou il viendra de son plein gré, ou nous l’emmènerons roulé dans un tapis, sur notre dos !
Les hommes sourirent et échangèrent des coups de coude. Le visage renfrogné d’Abdullah s’éclaira un peu. Mais il secoua la tête.
— Vous savez pourquoi il est venu, Sitt.
— Bien sûr. Il espérait pousser notre ennemi à l’attaquer de nouveau, afin de pouvoir le capturer. Jusqu’à présent, ce plan brillant n’a marché qu’à moitié. Nous avons été attaqués deux fois…
— Pas nous, Sitt Hakim, vous.
— Et Mohammed. Cela fait trois. Et nous n’avons pas avancé d’un pouce.
— Emerson est très en colère, déclara Abdullah, il a pris des risques insensés aujourd’hui, encore plus que d’habitude. Une fois, il a même failli m’échapper. Heureusement, Ali l’a vu s’éloigner et l’a suivi. Il était presque au bout de l’oued quand nous l’avons rattrapé.
— Que faisait-il ?
Abdullah écarta les bras et haussa les épaules.
— Qui peut suivre les pensées du Maître des Imprécations ? Il espérait peut-être qu’ils attendaient de le trouver seul.
— Raison de plus pour le persuader de quitter cet endroit, dis-je fermement, c’est trop dangereux. Je vais le chercher.
— Je prépare le tapis, Sitt ! dit Abdullah.
Emerson n’était pas dans sa tente. Le crépuscule tombait, la nuit coulait dans l’étroite fissure comme une eau noire dans une cuvette. Trébuchant parmi les pierres, je jurais tout bas (preuve, s’il en était besoin, que le calme qui me caractérise m’avait abandonnée). Enfin, je perçus une odeur de tabac et distinguai le rougeoiement de sa pipe. Il était assis sur un rocher, à quelque distance du feu. D’abord, je pris la forme sombre à ses pieds pour un autre rocher. Mais ses contours bougèrent, comme une ombre mouvante.
— Bertha, levez-vous tout de suite, fis-je d’un ton sec, une dame ne s’accroupit pas ainsi.
— Je lui ai offert un rocher, dit Emerson d’une voix égale, alors épargnez-moi le sermon que vous vous disposez sans doute à me faire. Elle avait besoin de réconfort, comme toute femme normale en ces circonstances. Vous ne pouvez vous attendre à ce qu’un gentleman anglais comme moi repousse une femme en détresse.
— Elle n’avait qu’à venir me trouver. (Mon ton, je le crains, restait un rien critique.) Qu’y a-t-il, Bertha ?
— Comment pouvez-vous me le demander ?
Elle restait recroquevillée aux pieds d’Emerson, et j’eus l’impression qu’elle se serrait encore davantage contre lui, si c’était possible.
— Il est là, dehors ! poursuivit-elle. Je sens ses yeux sur moi. Il joue avec moi, comme un chat avec une souris. Vos gardes ne servent à rien, il va et vient à sa guise, et quand il décidera de me frapper, il le fera.
Elle se redressa, vacillante. Même dans l’obscurité je distinguai le tremblement convulsif de ses vêtements.
— Cet endroit est horrible, reprit-elle, il se referme sur nous comme une tombe gigantesque. Chaque rocher, chaque crevasse cache un ennemi. Êtes-vous faite de glace ou de pierre, pour ne pas le sentir ?
Je lui aurais donné deux bonnes gifles si j’avais pu localiser ses joues. Tendant le bras à l’aveuglette, je saisis un membre – un bras, je crois – et le secouai vigoureusement.
— Assez, Bertha, aucun de nous ne se plaît ici, mais ce n’est pas une démonstration d’hystérie malséante qui arrangera les choses.
— Malséante ? fit une voix dans le noir.
Je l’ignorai et poursuivis :
— Vous n’aurez plus qu’une nuit à souffrir. Nous partons demain.
— C’est vrai ? C’est bien vrai ?
Emerson avait dû inhaler par inadvertance une trop grande quantité de fumée. Il fut pris d’une violente quinte de toux.
— Oui, confirmai-je d’une voix forte, maintenant, allez vous… Oh, et puis faites ce que vous voulez, je m’en fiche ! Mais cessez de pleurnicher et de geindre, vous mettez tout le monde sur les nerfs.
Elle s’éloigna, se déplaçant sur le sol inégal aussi facilement que si elle pouvait voir dans le noir. Emerson avait repris le contrôle de son souffle.
— Vos propres nerfs semblent à toute épreuve, MISS Peabody. De même que votre monstrueuse confiance en vous. Ainsi donc, vous avez décidé que nous partions ?
— Des circonstances qui devraient sauter aux yeux de toute personne sensée exigent une brève période de repos et de réorganisation. Je ne peux collationner mes croquis de la tombe royale dans ces conditions. Les hommes ont droit à leur journée de congé, j’ai utilisé presque toute ma réserve de médicaments pour Mohammed et de plus… Seigneur ! Pourquoi est-ce que je prends la peine de discuter avec vous ?
— Il n’est pas dans vos habitudes de daigner expliquer vos décisions, répondit Emerson, de cette même voix douce qui ne me disait rien de bon, je présume que vous avez persuadé Abdullah et les autres, de même que votre loyal Vandergelt ? Je ne puis vous empêcher de faire ce qu’il vous plaît, mais qu’est-ce qui m’empêche de rester, moi ?
— Abdullah et les autres, ainsi que mon loyal Vandergelt, répliquai-je vertement. Maintenant, revenez près du feu. Ne restez pas assis dans le noir, pour que quelqu’un vienne vous poignarder dans le dos.
— Je m’installerai où je veux, MISS Peabody, et aussi longtemps que je le voudrai. Bonne nuit.
*
* *
Personne ne tenta de poignarder Emerson dans le dos, à son grand dépit j’en suis sûre. Il vint bientôt nous rejoindre près du feu. Je l’attendis avant de faire mon annonce, car il n’est pas dans mes habitudes de saper son autorité en cachette. D’après mon expérience, une confrontation directe et une discussion animée finissent par faire gagner du temps.
La discussion n’eut pas lieu, et la nouvelle de notre départ ne provoqua pas la surprise ni la joie que j’attendais. Il s’avéra que tous considéraient cette décision comme allant de soi.
— Après tout, vendredi est le jour sacré des musulmans, fit remarquer Charlie, nous nous sommes dit qu’un homme éclairé comme Mr Vandergelt respecterait les droits de ses employés et que nous l’avions nous aussi bien mérité.
Il décocha un regard taquin à son employeur.
Cyrus grogna, comme l’aurait fait Emerson. Emerson ne grogna même pas.
Je me demandais ce qu’il avait en tête. Quelques instants de cogitation me donnèrent la réponse. Il avait espéré pousser notre adversaire à se découvrir. Jusque-là, cet adversaire s’était abstenu de relever le défi, comme l’aurait fait toute personne sensée. Il avait envoyé des hommes de main et des espions pour accomplir sa sale besogne, et s’il était venu lui-même, c’était sous couvert d’obscurité, mais je doutais que ce fût le cas. La base de son modus operandi, pour employer un terme technique, consistait à conduire son régiment depuis l’arrière. Il n’avait osé affronter Emerson face à face qu’une fois ce dernier enchaîné et réduit à merci.
L’impatience est l’un des défauts les plus criants d’Emerson, et bien que le mot « obstiné » soit trop doux pour lui, il ne refuse pas systématiquement d’adopter une conclusion quand on la lui met sous le nez. Son stratagème n’avait pas réussi, et selon toute probabilité ne réussirait pas dans l’avenir. Bien entendu, je l’avais compris depuis le début, et si Emerson avait accepté d’écouter la voix de la raison, je le lui aurais dit. Il n’avait pas voulu écouter, et la conclusion lui était maintenant imposée. Et puis, il commençait à se lasser de lutter contre des attentions qui le distrayaient de ses activités archéologiques et ne donnaient aucun résultat concret. Le moment était venu de changer de terrain.
Au moins, me dis-je, notre séjour sur le site n’aura pas été une totale perte de temps. La disparition de Mohammed était une douteuse bénédiction, car Sethos pourrait trouver autant de tueurs sans scrupules qu’il en souhaiterait. Mais nous avions fait du bon travail dans la tombe royale (surtout moi) et rassemblé quelques idées de sites prometteurs pour des excavations futures. Kevin était maîtrisé, il ne semait pas le trouble dans tout le pays. Et, que Cyrus l’admette ou non (c’était non), je savais que Charlie était l’homme à surveiller. Je me félicitais de ne pas avoir cédé à ma première impulsion de le mettre aux arrêts. Une surveillance discrète de ses faits et gestes nous mènerait peut-être à son maître.
Le plus consolant de tout – oserai-je l’avouer ? – était que nous avions survécu à deux des terribles malédictions du conte ancien. Je n’osais en souffler mot à âme qui vive, de peur d’être raillée, mais vous verrez, Cher Lecteur, que les instincts d’une femme discernent mieux les voies mystérieuses du Destin, que ne saurait le faire la froide logique.
*
* *
Le moral des troupes était au beau fixe quand nous partîmes le lendemain matin. Nous étions à pied, car puisque nous laissions sur place les tentes et l’essentiel de notre équipement, les ânes n’étaient pas nécessaires. Le rire musical de Bertha s’élevait fréquemment, répercuté par les parois rocheuses. Son timbre plein d’espérance me rappela qu’elle était très jeune. Si aguerrie que je fusse aux difficultés des voyages dans le désert, j’attendais avec impatience de pouvoir prendre un bain et changer de vêtements. J’avais emporté avec moi trois de mes costumes de travail, tous étaient dans un état épouvantable, poussiéreux et fripés car, bien sûr, il n’avait pas été possible de les laver.
Quand nous émergeâmes de la bouche évasée de l’oued et vîmes devant nous l’étendue de la plaine, j’eus l’impression qu’on enlevait de mes épaules un invisible fardeau. De l’air, du soleil, de l’espace ! C’était un ineffable soulagement après tous ces jours de confinement. Le soleil était haut et le désert vibrait de chaleur, mais devant nous le vert frais des cultures et le scintillement de l’eau soulageaient nos yeux.
Notre chemin passait à gauche des petites collines qui fermaient le Village de l’Est. Personne ne proposa de faire une halte, bien que nous eussions déjà marché pendant deux heures. Nous étions tous pressés d’arriver. Emerson, selon son exaspérante habitude, distançait toute la troupe, le chat cramponné à son épaule et Abdullah sur les talons. Bertha et les deux jeunes gens restaient en arrière. Je suis sûre qu’il est inutile de préciser que Cyrus marchait à mes côtés, comme toujours.
Seules nos voix brisaient le silence. Peu à peu pourtant, je pris conscience d’un autre bruit, haut perché et monocorde comme une sonnerie mécanique. Le volume du son augmentait à mesure que nous nous approchions de la crête. Devant nous, sur la gauche, je vis la petite maison que Cyrus avait fait construire. Le bruit semblait venir de là.
Emerson l’avait entendu, lui aussi. Il s’arrêta, tête penchée. Posant le chat, il se dirigea vers la maison.
Le soleil me brûlait la nuque et la tête avec la force d’un brasier, mais un frisson glacial parcourut chaque pouce de mon corps. J’avais reconnu le bruit. C’était le hurlement d’un chien.
Je me dégageai du bras de Cyrus et me mis à courir.
— Emerson, n’y allez pas ! Emerson, arrêtez-vous !
Il me jeta un coup d’œil et continua.
Emerson déteste faire étalage de ses émotions, mais il aime les animaux autant que moi. Ses efforts en faveur de créatures maltraitées et menacées n’atteignent pas l’extravagance à laquelle son fils est malheureusement enclin, mais il est souvent intervenu pour sauver des renards poursuivis par des chiens ou des chasseurs. Les cris du chien donnaient à penser qu’il souffrait. Ils attirèrent Emerson tout comme ils m’auraient attirée moi-même, si je n’avais eu des raisons de craindre un danger.
Je gardais mon souffle pour courir. Je peux, quand les circonstances l’exigent, atteindre une vitesse honorable, mais cette fois-là je crois que je battis tous mes records. Emerson atteignit la maison avant que je le rattrape. Il s’arrêta, la main sur le loquet, et me dévisagea avec curiosité.
— Cette pauvre bête s’est fait enfermer, qu’est-ce qui…
Incapable d’articuler faute de souffle, je me jetai sur lui. C’était une erreur, mais je crois qu’elle était pardonnable. Je n’avais pas remarqué que ses doigts avaient déjà soulevé le loquet.
En entendant nos voix, le chien se rua vers la porte. Elle s’ouvrit d’un coup. Emerson fut projeté contre le mur, et je tombai assez brutalement.
Les chiens errants des villages sont des créatures malingres, affamées, de race indéterminée. Ce ne sont pas des animaux de compagnie, mais des bêtes sauvages ayant de bonnes raisons de craindre et de haïr les humains. Ceux qui survivent aux épreuves du jeune âge y parviennent parce qu’ils sont plus durs et plus sournois que les autres. Celui-ci était fou furieux.
Il aurait sauté directement à la gorge d’Emerson si je ne l’avais repoussé. Il attaqua donc le premier objet qu’il vit… mon pied. Une écume sanglante lui éclaboussait les babines. Il planta ses crocs dans ma botte, la secoua, la mordit. Je tenais toujours mon ombrelle. Je l’abattis sur la tête de l’animal. Le coup aurait assommé un chien moins déchaîné, mais celui-ci n’en devint que plus furieux.
Emerson m’arracha mon ombrelle, la souleva au-dessus de sa tête, puis frappa de toutes ses forces. J’entendis l’os craquer et enfin, un hurlement d’agonie qui pour toujours hantera mon souvenir. L’animal roula sur lui-même, battant l’air de ses pattes. Emerson le frappa de nouveau. Le bruit fut moins clair, mais tout aussi affreux.
Emerson me prit sous les bras et me tira loin du cadavre. Il était aussi blanc que le bandage de sa joue. Plus blanc, même, pour être exacte, car le bandage s’était beaucoup sali et Emerson avait refusé que je le lui change avant de partir ce matin-là. Abdullah se tenait à côté, poignard à la main. Il ne bougeait pas plus qu’une statue, et lui aussi avait pâli.
Agenouillé à mon côté, Emerson tendit le bras et saisit le poignard d’Abdullah.
— Allumez un feu, ordonna-t-il.
Abdullah le regarda un instant d’un air vide, puis hocha la tête.
Kevin avait laissé là une réserve de combustible. J’avais vaguement conscience des mouvements rapides d’Abdullah, mais je dois avouer que l’essentiel de mon attention se concentrait sur ma botte, qu’Emerson découpait au poignard. Les lacets étaient noués et poisseux de salive, et la partie qui m’entourait la cheville était déchiquetée.
— N’y touchez pas ! m’écriai-je, vous avez toujours des égratignures sur les mains et une plaie ouverte…
Je m’interrompis dans un cri de douleur irrépressible, quand Emerson saisit la botte d’une poigne de fer et me l’arracha. Cyrus apparut juste à temps pour m’entendre crier. La fureur assombrit son front, et je crois qu’il s’apprêtait à se jeter sur Emerson lorsqu’il aperçut le cadavre du chien. Le sang se retira de son visage quand son intelligence aiguë saisit la signification du spectacle.
— Dieu du ciel, s’écria-t-il, est-ce qu’il vous a…
— C’est ce que j’essaie de déterminer, imbécile ! fit Emerson.
Il examinait mon bas sale avec l’intense concentration d’un scientifique penché sur son microscope.
— Faites-les reculer, ordonna-t-il quand les autres se précipitèrent dans un concert d’exclamations inquiètes et curieuses, et ne touchez pas le…
Le son qui s’échappa de ses lèvres n’était ni un soupir ni un grognement. C’était un juron étouffé. Je l’avais vue aussi. Une si petite écorchure, d’à peine un pouce de long, mais elle pouvait signifier ma mort.
Soigneusement, Emerson ôta mon bas et pris mon pied nu dans sa main.
Il n’est guère convenable de s’enorgueillir de son apparence, et Dieu sait si j’ai peu de raisons de le faire, mais dans l’intimité de ces pages je confesserai que j’ai toujours trouvé mes pieds assez bien tournés. Petits, étroits, très cambrés, ils avaient trouvé grâce aux yeux d’Emerson soi-même. Maintenant il considérait fixement non le pied lui-même, mais cette fine estafilade sur ma cheville. La peau était à peine déchirée et ne saignait presque pas.
Durant un moment, personne ne parla. Puis Abdullah déclara :
— Le feu est assez chaud, Maître des Imprécations.
Il tendit la main, j’eus l’impression qu’elle tremblait un peu. Emerson lui donna le poignard. Si Ramsès s’était trouvé là, il eût déjà été en train de bavarder. Kevin était presque aussi pernicieusement loquace que mon fils, de sorte que je ne fus pas surprise quand, le premier, il brisa le silence. Ses taches de rousseur apparaissaient sombres sur son visage très pâle.
— Ce n’est qu’une toute petite écorchure, peut-être que le chien n’était pas enragé, peut-être que…
— Si personne ne fait taire cette fichue pie jacasse irlandaise, je l’assomme ! grogna Emerson.
— Nous ne pouvons nous permettre de courir ce risque, Kevin, expliquai-je, je vais m’asseoir maintenant…
— Restez allongée, dit Emerson, de la même voix lointaine, Vandergelt, rendez-vous utile. Mettez votre sac à dos sous sa tête et voyez si vous trouvez la bouteille de brandy.
— J’ai toujours une flasque de brandy sur moi, fis-je en fourrageant dans l’attirail pendu à ma ceinture, à titre purement médical, bien sûr, et il y a de l’eau dans cette gourde.
Emerson me prit la flasque de brandy et arracha le bouchon. Je bus comme une pocharde endurcie, car le martyre inutile n’entre pas dans mes aspirations. J’espérais seulement que je pourrais boire assez de l’affreux breuvage pour m’enivrer et perdre conscience, mais je savais que si je buvais trop vite je n’arriverais qu’à me rendre malade.
Mieux valait être ivre et malade ou me tordre de douleur que mourir. La rage est mortelle à coup sûr, et il est difficile d’imaginer mort plus désagréable.
Quand Abdullah revint, la tête me tournait déjà et j’étais heureuse de pouvoir m’appuyer contre le support que Cyrus m’avait installé. Il était agenouillé auprès de moi, le visage figé dans une expression d’affectueuse angoisse, et tenait ma main dans la sienne. La lame du poignard, au feu, avait viré au rouge cerise. Abdullah avait entouré le manche d’un linge. Emerson s’en saisit.
La sensation fut assez déplaisante. Curieusement, ce sont le sifflement et l’odeur écœurante de viande brûlée qui me contrarièrent le plus. Quelqu’un hurla. Moi, très probablement.
Quand je repris conscience, je sentis des bras autour de moi. Ce n’étaient pas ceux d’Emerson ; clignant des yeux pour m’éclaircir la vue, je le vis debout, tout près, qui me tournait le dos.
— C’est fini, très chère Amelia, dit Cyrus en me serrant plus fort, c’est fini et vous ne risquez plus rien, grâce à Dieu.
— Parfait, fis-je.
Puis, je m’évanouis de nouveau.
Quand je revins à moi, je n’eus pas besoin de regarder pour savoir qui me portait dans ses bras. J’avais dû rester inconsciente assez longtemps, car lorsque j’ouvris les yeux je vis des feuilles de palmier au-dessus de ma tête. Un poulet caqueta et battit des ailes. Emerson avait dû le repousser du pied. Ce n’était pas son habitude, d’ordinaire il les enjambait.
— Réveillée ? s’enquit-il en me voyant remuer faiblement, permettez-moi d’être le premier à vous féliciter de votre conduite séante.
Je tournai la tête et le regardai. La sueur avait coulé et séché sur ses joues, traçant des sillons dans la poussière qui les barbouillait.
— Vous pouvez me poser maintenant, fis-je, je vais marcher.
— Ne soyez pas stupide, Peabody, répondit-il d’une voix irritée.
— Laissez-moi la prendre, pria Cyrus, toujours près de moi.
— Inutile, nous y sommes presque.
— Comment vous sentez-vous, ma chère ? s’enquit Cyrus.
— Assez bien, mais un peu bizarre. J’ai l’impression que ma tête est séparée du reste de mon corps. Veillez, Cyrus, à ne pas la laisser s’envoler. C’est si pratique pour poser son chapeau.
— Elle délire, diagnostiqua Cyrus, inquiet.
— Elle est complètement soûle, dit Emerson, c’est une drôle de sensation, n’est-ce pas Peabody ?
— En effet, je ne m’y attendais pas.
Je m’apprêtais à continuer de décrire mes sensations, quand j’entendis un bruit de pas précipités et une voix qui criait :
— Emerson, ô Maître des Imprécations ! Attendez-moi. Tout va bien. Le chien n’avait pas la rage. Elle est sauve, elle ne va pas mourir !
Les bras d’Emerson me serrèrent comme un étau, puis se détendirent. Il se retourna et je vis Abdullah qui courait vers nous en agitant les bras. Il souriait d’une oreille à l’autre et de temps en temps, il faisait un petit bond absurde, comme un enfant.
Nous avions atteint le centre du village. La procession qui nous suivait depuis les champs – hommes, femmes, enfants, poulets et chèvres – fit cercle autour de nous. La vie dans ces villages est très morne. Le moindre incident rassemble une foule.
— Alors ? fit Emerson calmement quand son contremaître arriva, tout pantelant.
— On lui avait coincé un bâton entre les mâchoires pour lui tenir la gueule ouverte, haleta Abdullah, les échardes ont pénétré profondément quand le bâton a fini par casser. Et ceci, ajouta-t-il en montrant un bout de corde sale et déchiquetée, raidie de sang, était enroulé très serré autour de ses…
— C’est bon, coupa Emerson en me regardant.
— C’est affreux, m’exclamai-je, la pauvre bête ! Si je tenais le misérable, je le… Oh mon Dieu, oh mon Dieu, soudain je ne me sens pas bien du tout… Ce doit être la colère… Emerson, vous feriez mieux de me reposer immédiatement.
*
* *
Je me sentis mieux ensuite, mais découvris à mon grand dam que je ne pouvais me tenir debout. Ce n’était pas mon pied qui m’en empêchait, bien qu’il me fît un mal de tous les diables, mais mes genoux qui ne cessaient de se plier à des angles bizarres. Je n’aurais jamais cru que l’anatomie du genou permît une telle flexibilité.
— L’expérience est moins agréable que vous ne pensiez, n’est-ce pas ? me dit Emerson, et le pire reste à venir. Si vous trouvez que votre tête vous fait mal maintenant, attendez de voir ce que ce sera demain matin.
Il était si beau, avec ses yeux bleus brillant de malice, ses cheveux mouillés qui ondulaient au-dessus de son front et sa forte stature revêtue de vêtements froissés, mais propres, que je ne pus m’offusquer de son amusement. Quelqu’un avait remplacé le pansement sale ; Bertha, supposai-je. Elle m’avait soigné avec l’efficacité et la délicatesse d’une infirmière expérimentée, m’aidant à me défaire de mes vêtements crasseux – car mes mains ne semblaient pas fonctionner mieux que mes genoux – et procédant aux autres nécessités de ma toilette. Cyrus m’avait portée jusqu’au salon, où nous nous trouvions maintenant tous rassemblés, restaurant notre intérieur après avoir rafraîchi notre extérieur. Notre groupe était certainement plus présentable que la bande d’individus fourbus, sales et hébétés qui étaient montés d’un pas mal assuré sur le bateau.
Lissant mes jupes, je me laissai aller contre le dossier du canapé et permis à Cyrus de surélever mon pied sur un tabouret.
— Riez donc, Emerson, fis-je, je me sens en pleine forme. J’avoue que je suis bien soulagée de savoir que je n’ai pas attrapé la rage. Quand je pense au courage d’Abdullah, examiner cette pauvre bête, au risque de s’infecter lui-même !
— Il est bien dommage qu’il n’y ait pas pensé plus tôt, remarqua Cyrus d’un ton critique, il aurait pu vous épargner cette torture.
— C’est moi qui ai eu l’idée d’examiner le chien, intervint Emerson, trouver rapidement un chien enragé au stade requis n’est pas si facile qu’on pourrait le croire, et peu d’hommes, quel que soit leur courage, se risqueraient à en attraper un. Pourtant, l’idée ne m’est pas venue immédiatement, et la cautérisation ne pouvait être retardée. Chaque seconde compte avec ce genre de blessures. Une fois que le mal s’introduit dans le flux sanguin… Bon, n’y pensons plus ! Le chien a été volontairement torturé et enfermé dans la maison pour attendre notre arrivée. Qui savait que nous prendrions ce chemin ?
— Tout le monde, à mon avis, dit Charlie, c’est le jour de repos, nous pensions…
— En effet, renchéris-je, cette piste ne nous mènera nulle part. Le misérable a dû penser que cela valait la peine d’essayer. Tout ce qu’il avait à y perdre, c’était ce pauvre chien ! Heureusement que nous sommes arrivés assez vite ! Au moins, il ne souffre plus maintenant.
— C’est bien dans votre caractère de penser au chien, murmura Cyrus en me prenant la main.
— Humpf, fit Emerson, vous feriez mieux de penser à ce qui serait arrivé si Abdullah n’avait pas examiné le chien.
— Nous aurions enduré des jours, des semaines d’incertitude, dit sobrement Kevin, même la cautérisation ne garantit pas…
— Non, non, coupa Emerson avec impatience, votre souffrance morale n’intéresse pas notre attaquant, O’Connell. Qu’espérait-il y gagner ?
— Le plaisir de vous imaginer en train de vous croire dans les affres de la rage, suggérai-je, toux paroxystique, convulsions, dépression extrême, excitabilité…
Emerson me jeta un regard très « vieille Angleterre ».
— Vous ne valez pas mieux qu’O’Connell. C’est vous que le chien a attaquée, pas moi.
— Mais c’est vous qui étiez visé, insistai-je, vous marchez toujours en tête, vous auriez été le premier à entendre les hurlements de cette pauvre bête, et tous ceux qui connaissent votre caractère savent comment vous réagissez immanquablement à ce genre de…
— Tout comme vous. (Les yeux d’Emerson étaient fixés sur mon visage.) Vous couriez comme le diable en personne, Peabody, comment pouviez-vous savoir que le chien constituait une menace ?
J’avais espéré qu’il ne se poserait pas cette question.
— Ne soyez pas ridicule, fis-je d’un ton irrité assez convaincant, je ne m’inquiétais pas du chien, je craignais qu’on l’ait utilisé pour vous attirer dans un piège quelconque, c’est tout. Vous foncez toujours tête baissée là où les anges eux-mêmes n’osent…
— Contrairement à vous ? coupa Emerson. Je suppose que vous avez trébuché et m’êtes tombée dessus par accident ?
— Parfaitement, fis-je de mon ton le plus digne.
— Humpf. Bon. Peu importe lequel d’entre nous était la victime désignée. Qu’aurions-nous fait, si nous avions pensé que le chien avait la rage ?
— J’aurais affrété un train pour l’emmener au Caire, dit Cyrus en serrant plus fort ma main, là-bas, ils doivent avoir le vaccin de Pasteur.
— Très bien, Vandergelt, dit Emerson, et quelque part en route, un groupe de braves étrangers vous auraient soulagé de votre fardeau. Sauf si… Crénom ! (Il sauta sur ses pieds, les yeux exorbités.) Quel imbécile je fais !
Et sans un mot de plus il sortit de la pièce en trombe, laissant la porte se balancer violemment sur ses gonds.
— Oh, crénom ! répétai-je, avec tout autant de véhémence, courez-lui après, Cyrus ! Fichues jupes, fichu pied, et fichus genoux… Dépêchez-vous, vous dis-je !
Quand je parle sur ce ton, on me désobéit rarement (sauf Ramsès). Cyrus me jeta un regard stupéfait mais suivit Emerson. Charles dévisagea René, René dévisagea Charles. Charles haussa les épaules. Comme un seul homme, ils se levèrent et sortirent.
Kevin, hésitant, restait sur le seuil, un pied dedans et un pied dehors.
— Où est-ce qu’il va ?
— Je n’en ai pas la moindre idée. Mais à priori, quelque part où il ne devrait pas aller – en tout cas pas seul et sans protection. Revenez vous asseoir, Kevin, vous ne les rattraperez pas maintenant. Si telle était votre intention.
Kevin prit un air peiné. Avant qu’il puisse proclamer son courage et son zèle, Bertha courut vers lui et lui saisit le bras.
— N’y allez pas ! Restez et protégez-nous ! C’est peut-être une ruse…
— D’Emerson ? m’enquis-je ironiquement, il fait grand jour et l’essentiel de l’équipage est encore à bord. Asseyez-vous, Bertha, et cessez de geindre.
Sa mâle vanité apaisée par cette supplique d’une femme sans défense, Kevin entoura de son bras la forme frêle et tremblante, pour la conduire jusqu’à un canapé. Alors elle arracha le voile de son visage, comme s’il la brûlait.
— Il est arrivé avant vous, fit-elle. Comment se fait-il que le chien vous ait attaquée vous ?
— Je lui barrais la route, répondis-je.
— Par hasard ? Je n’y crois pas. J’ai vu comme vous couriez vite. Que vous devez l’aimer !
— N’importe qui en aurait fait autant, rétorquai-je d’un ton bref, n’ayant pas pour habitude de discuter de mes sentiments avec de jeunes inconnues.
— Pas moi, déclara franchement Kevin. En tout cas, pas si j’avais eu le temps de réfléchir. (Il soupira profondément et tapota la main de Bertha.) Eh oui, mais il y a ce satané code moral britannique, qu’on nous enfonce dans le crâne dès notre plus jeune âge. C’est dans notre nature. J’ai beau essayer de me contrôler, il m’arrive de me conduire en gentleman au lieu de me préoccuper d’abord de ma précieuse carcasse.
— Pas souvent, murmurai-je.
Bertha tremblait violemment. Kevin s’assit à côté d’elle et se mit à lui susurrer des paroles de réconfort avec un accent des plus vulgaires. Je ne leur prêtais plus aucune attention. Je contemplais d’un œil fixe les larges fenêtres du salon, par où j’avais vu Emerson foncer à toutes jambes vers le village, nu tête, sans veste, les cheveux voletant dans la brise. Les autres le suivaient, mais je ne leur prêtais aucune attention non plus, pas même en pensée.
Bien avant que j’eusse osé l’espérer, ils revinrent. J’en aurais hurlé de soulagement. Cyrus avait dû l’arrêter et le convaincre de se montrer raisonnable – ou, plus probablement, Emerson avait réfléchi. En règle générale, il était totalement imperméable à la persuasion, si raisonnable fût-elle.
Lui et Cyrus marchaient côte à côte, les deux jeunes gens les suivaient à distance respectueuse. Il était bien agréable de les voir en si bonne intelligence. Ils semblaient discuter sérieusement, et j’aurais donné beaucoup pour entendre ce qu’ils se disaient. Cela ne fait rien, pensai-je, j’interrogerai Cyrus plus tard.